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La science chinoise  

Publications : 


« La science chinoise » (PDF 0.1 Mo), (HTML)
Jean-Marc Bonnet-Bidaud
Editions Sciences Humaines , La Petite bibliothèque des Sciences Humaines
26 septembre 2013 - 312 pages - ISBN : 9782361060398



Le biologiste et sinologue Joseph Needham, à l’issue des premiers tomes de son impressionnante compilation Science et Civilisation en Chine [1], se posait une question essentielle qui reste d’actualité près de vingt ans après sa disparition : pourquoi, en dépit des innombrables découvertes scientifiques qui ont été faites en Chine, la science moderne n’est-elle pas née dans cette partie du monde ? 

Le harnais, l’étrier, la porcelaine, la fonte, l’acier, la poudre, le papier, l’imprimerie, la monnaie, l’horloge mécanique, la monture équatoriale, la brouette, le piston, la manivelle, le bateau à roues, la boussole, etc., la liste est longue de ces découvertes chinoises capitales qui ont eu un retentissement majeur sur l’histoire du monde. Pour ne prendre que quelques exemples, l’étrier qui passa en Europe au Xe siècle, permit, en autorisant la conduite à cheval, l’émergence de la chevalerie et de la féodalité qui domina l’Europe jusqu’au XIVe siècle, date à laquelle ce fut la poudre chinoise qui, rendant possible la destruction des châteaux-forts, contribua à mettre fin à cette même féodalité au profit de la bourgeoisie. De même, le secret du papier, transmis aux arabes après de la bataille de Talas en 751, et bien sûr l’imprimerie en atteignant l’Europe au XVe siècle, furent les socles principaux de la révolution scientifique en permettant la large diffusion des savoirs. Sans compter bien évidemment la boussole qui permit à l’Europe d’asseoir sa domination à l’issue des grandes explorations maritimes. 

Force est donc de constater que la révolution scientifique, qui démarre en Europe au XVIIe siècle à partir des découvertes de Galilée, est largement basée sur ces échanges de connaissances avec la Chine. Mais l’histoire s’inverse ensuite. Rien n’illustre mieux le changement de polarité qui affecta les relations Europe-Chine à cette époque que l’astronomie. En raison de l’idée des sphères célestes parfaites et immuables, héritée des philosophes grecs comme Aristote et érigée par la chrétienté en dogme absolu du ciel parfait créé par Dieu, aucune observation astronomique n’a eu cours en Europe pendant quinze longs siècles. A l’opposé, la Chine a porté la contemplation des cieux comme une exigence continue et assidue depuis déjà deux millénaires. Taches solaires, comètes, explosions d’étoiles, précession du pôle …, rien n’a échappé aux astronomes chinois qui ont même déjà conçu la monture des télescopes modernes ! Or la rencontre de ces deux mondes va être source de malentendus majeurs, aujourd’hui encore non dissipés. 

Les premiers européens à rendre compte de la science chinoise furent les missionnaires jésuites. Matéo Ricci, le premier à le faire, est stupéfait lorsqu’il découvre l’Observatoire de Pékin en 1601. Il écrit ainsi : « [Sur cette terrasse] sont visibles des instruments astronomiques coulés dans le métal, et très dignes d’intérêt tant par leur taille que par leur beauté et nous n’avons certainement rien vu ou lu de quelque chose d’équivalent en Europe. Pendant 250 ans, ils ont été établis là, exposés à la pluie, la neige, et toutes les autres agressions atmosphériques, et ils n’ont pourtant rien perdu de leur lustre original... » Cette admiration n’empêche pas Ricci de souligner « certaines idées folles qui avaient cours chez les Chinois, parmi lesquelles figure au premier plan le fait qu’ils ne croient pas aux sphères célestes cristallines ». De fait, prisonniers de leur conception du cosmos, les jésuites enseigneront jusqu’au XVIIIe siècle le modèle géocentrique des sphères grecques en raison de la condamnation par l’église de la révolution héliocentrique de Copernic, publiée en 1543. Ils apportent donc en Chine une vision déjà dépassée de l’astronomie. 

Par cette vision étroite, ils passeront à côté de la richesse des cosmologies chinoises où, sous la seule dynastie des Hans (-206 – +220), étaient déjà conjointement discutées trois descriptions du monde différentes : Gaitian (Terre plate), Huntian (Terre ronde) et XuanYe (Terre dans le vide infini). De la même façon, découvrant les instruments astronomiques chinois basés sur la référence moderne de l’équateur, les jésuites en modifieront le principe allant jusqu’à les refondre pour les rendre conformes à l’astronomie ancienne grecque, basée sur l’écliptique, imposant là encore un retour en arrière. Autre ironie : l’Europe apprendra bientôt que, tandis qu’elle avait laissé dériver son calendrier de plus de dix jours jusqu’à l’unique réforme Grégorienne de 1582, plus de 48 calendriers de plus en plus précis avaient été conçus en Chine, culminant avec le Shoushi Li de Guo Shoujing en +1264 qui incorporait une interpolation analogue au calcul différentiel de Newton et fournissait la durée de l’année avec une précision de 23 secondes ! 

De même, alors que le danois Tycho Brahé s’émerveille pour la première fois en 1572 de l’apparition d’une nouvelle étoile dans le ciel, les textes chinois fournissent plusieurs dizaines de ces « supernovae » dont la plus ancienne remonte aux environs de -1500. Enfin, les comètes sont répertoriées avec une telle exactitude qu’il est possible de retrouver en Chine les 29 passages de la comète de Halley entre l’an -239 et l’an +1910. 

Cette astronomie exceptionnelle, sans comparaison avec aucune autre dans le reste du monde, sera pourtant largement escamotée par les jésuites. En revanche, lorsque les jésuites Schall puis Verbiest sont envoyés à Pékin à partir de 1630, ils possèdent dans leurs bagages une arme absolue : des tables de positions du soleil, de la lune et des planètes issues des nouvelles lois de Kepler et les logarithmes qui permettent de faire plus rapidement des calculs complexes. Mis en compétition avec les astronomes chinois et islamiques, notamment pour la mémorable éclipse du soleil du 16 janvier 1665, Verbiest fera la meilleure prédiction, ce qui lui vaudra la confiance de l’Empereur qui le nommera à la direction de l’Observatoire impérial de Pékin. Cet épisode marquant suffira à imposer l’idée fausse, encore présente aujourd’hui, selon laquelle « les jésuites ont apporté l’astronomie en Chine ». 

Derrière ces questions de préséance, il faut bien comprendre que la science chinoise pose un problème de compréhension aux Européens car elle repose sur des bases strictement opposées au pur rationalisme analytique cartésien. Largement fondée sur le principe des oppositions, symbolisé par le couple yin-yang, elle peut se caractériser selon Needham comme un « matérialisme organique ». La pensée chinoise n’a jamais développé de vision mécaniste du monde mais au contraire une approche globale, où chaque phénomène est défini par rapport aux autres ; l’effet ne peut être séparé de sa cause mais lui est organiquement complémentaire. La médecine chinoise est un des meilleurs exemples de cette approche globale, où les organes ne sont pas traités séparément mais conçus comme reliés entre eux par un flux d’énergie, à la base notamment de la technique de l’acupuncture. 

L’approche scientifique chinoise est largement pragmatique, fondée avant tout sur une observation minutieuse des faits. Le terme habituel pour désigner la science est d’ailleurs « kexue » qui signifie littéralement « connaissance classificatrice ». Lorsque des théories existent, elles n’ont jamais force de lois et sont simplement discutées comme différents points de vue sur une même réalité. Ainsi, il était commun chez les Hans d’imaginer la Terre à la fois plate et ronde selon qu’il y s’agissait d’y bâtir sa maison ou de la considérer comme un corps céleste. Enfin, la géométrie n’a jamais eu une place essentielle : lorsqu’il s’agit de rendre compte du mouvement des planètes, c’est à l’aide de formules algébriques très élaborées et non de figures géométriques. Pour revenir à la question posée par Needham, s’il est vrai que la science moderne ne s’est pas développé en Chine, on peut considérer qu’elle y est quand même née au sens où ses fondements les plus essentiels, l’observation méthodique, l’expérimentation, la mise en rapport des phénomènes, y ont été utilisés très tôt, aboutissant aux découvertes qui ont servi de bases à l’essor scientifique ultérieur. 

Les raisons pour lesquelles la Chine, malgré les multiples contacts avec l’Europe, a raté la révolution scientifique des quatre derniers siècles sont sans doute complexes. Il faut probablement prendre en compte le fait que, à partir de 1644, la Chine a été dirigée par une dynastie étrangère, celle des Manchous qui, se méfiant beaucoup des chinois, ont sans doute rompu le fil naturel avec la science ancienne, entrainant un déclin évident et un retard qui ne sera jamais rattrapé. Ensuite, le système social centralisé et la lourdeur de l’administration impérial ont également joué un rôle de frein tandis qu’à l’inverse, s’étant peu investie dans les sciences pendant quinze siècles, l’Europe, par réaction, s’est lancé dans une boulimie d’investigations scientifiques. Qu’en sera-t-il demain ? 

Organique et pas analytique, pragmatique et assez peu théorique, algébrique et peu géométrique, la pensée scientifique chinoise est aux antipodes des fondements classiques de la science européenne. Pourtant, elle reste surprenante par la profondeur de certains de ces concepts qui offrent comme une potentielle anticipation de la plus grande modernité. Ainsi le terme chinois le plus ancien pour désigner l’univers est « yuzhou » juxtaposition de deux caractères qui signifient « espace » et « temps », anticipant ainsi les concepts fondateurs de la théorie de la Relativité. De même, la dualité omniprésente du yin-yang, les opposés complémentaires, a frappé les créateurs de la mécanique quantique par son analogie avec la dualité irrésolue onde-particule et la complémentarité observé-observateur, à tel point que Niels Bohr, un des fondateurs de cette nouvelle physique, a incorporé le dessin du yin-yang entrelacé dans son blason de famille. La vision mécaniste européenne a obtenu d’indéniables succès, mais à l’heure où même les certitudes atomistes semblent s’évanouir comme des mirages lorsque les particules doivent être rebaptisées « cordes » et où s’insinue dans l’univers l’existence envahissante de l’énergie du vide, la pensée « organique » chinoise plus souple pourrait être mieux adaptée demain pour affronter cette nouvelle physique, inversant alors à nouveau le balancier de l’Orient vers l’Occident. Qui sait ? 

Jean-Marc Bonnet-Bidaud paru dans Editions Sciences Humaines , La Petite bibliothèque des Sciences Humaines 26 septembre 2013 - 312 pages - ISBN : 9782361060398 [1] Joseph Needham, Science and Civilization in China, Cambridge University Press, 1954-59